Ces sorties bihebdomadaires ponctuèrent la fin de mon adolescence. Quand j’en eu assez du cinéma je me décidai à observer la tragédie du monde non plus à travers le prisme d’une fiction mais à travers le monde lui-même, mince fraction à laquelle j’avais accès. Aussi je me mis à parcourir la ville de N. qui voyait poindre l’adulte que je devenais. Je pouvais déambuler si longtemps que l’éclat du soleil frappant le plus grand des dômes de l’église finissait par en décrire le demi-pourtour. J’aimais ces dômes. Ils m’évoquaient des gouttes d’or, des gouttes parfaites d’or liquide qui se seraient déposées et figées là au sommet de tours dont les murs peints se paraient, aux heures les plus lumineuses, d’un blanc aveuglant et d’un bleu irréel. À mes yeux cet édifice était une pâtisserie, un immense entremet sucré défiant toute notion du raisonnable.
Souvent j’emmenais avec moi un bouquin arraché à la hâte de notre bibliothèque s’il me venait à un certain moment l’idée de passer autrement le temps. Ces marches hasardeuses instauraient chez moi un état d’isolement et d’imperméabilité face à l’environnement urbain. Je traversais les choses sans avoir le sentiment de pouvoir interagir avec elles, ni elles avec moi. À travers les mailles de la bulle que je me confectionnais je voyais et entendais néanmoins tout autour de moi. Mes sens étaient très agités. Intérieurement, je bouillonnais. J’aimais à m’asseoir quelque part, sur un trottoir ou sur le banc d’un parc — où la foule des gens s’agitait devant moi — et j’aimais à surprendre les bribes de conversations des passants. Sans même bouger du banc je voyageais. Des visages, des odeurs, des voix, des crachats, des cigarettes qui tombent, des talons, des drapés de vêtements, des couleurs, parfois même des sifflements de mélodie que j’avais déjà pu entendre à la radio.
Voici de quoi pouvait se constituer une session d’observation. Une mère dit à sa petite fille de 5 ans : « Dasha, nous y allons nous y allons. Ne fais pas attendre Babouchka » et la petite traine un chariot miniature avec une poupée dedans. Le cliquetis des roues s’éloigne pour disparaitre et j’oublie déjà cette mère et son enfant car un épi de maïs fumant tombe devant moi. Un homme grand de deux fois ma hauteur peste et continue son chemin, frustré de n’avoir à peine pu mâcher son casse-croute chaud et salé acheté quelques instants plus tôt. Un chien trainé par une vieille dame inspecte l’épi rapidement sans même prendre la peine de croquer dedans. Quelques mètres plus loin le voilà qui dépose une crotte contre un vélo rouge. Je souris car l’offrande est toute aussi oblongue et fumante que l’épi de maïs. On dirait presque une pomme de pin, délicate et timide. La vieille dame ramasse la crotte avec une page de journal sortie de son manteau. Dessus j’aperçois le début du gros titre : « Любит наш…. ». Je pose mon livre. Les billets de monnaie qui me restent de mes dépenses de la journée débordent de la tranche de l’ouvrage. Marque-pages élaborés d’un porte-feuille improvisé. Au coin de la rue, à un distributeur de journaux, un nouveau chien scrute, l’oeil vif et la langue pendante, un pigeon blanc. Il me regarde, puis le pigeon, puis moi, puis une nouvelle fois le volatile comme s’il pensait tout en me fixant : « Toi aussi tu le vois ? » ou bien « Ai-je le droit de jouer avec ? » ou encore comme s’il me défiait « Lequel de toi ou de moi arrivera à l’attraper en premier ? ». Je le fais parler ce chien. Il s’en va. Je tourne la tête ailleurs, le regard flou. Je ferme les yeux. J’ouvre mes narines et soulève mon menton. Je commence à m’élever au dessus du banc du parc. Je monte, de plus en plus haut. Je constate en passant à leur niveau que les hautes branches des bouleaux sont encore plus fines que mes doigts fins de jeune garçon. Je perçois de moins en moins la rumeur de la ville. Je peux voir N. entièrement sous mes pieds. Je vois au loin le champ que je traverse quand je pars de l’orphelinat pour arriver dans le centre-ville. Mon regard se porte sur l’église. Les cloches appellent les habitants pour l’office. Je vois tous ces petits êtres en pâte à sucre converger, s’amasser et entrer calmement dans le somptueux gâteau fabriqué sans doute pour d’extravagants banquets d’une époque révolue ou pas encore venue. Je tends mon doigt pour en prélever un peu de crème.
« Maltchichka ! Gamin ! Gamin !! » Un homme gras au front luisant et aux doigts boudinés me tape énergiquement l’épaule. Je sors de ma rêverie. Les véhicules et les passants retentissent à nouveau comme si j’avais sorti la tête de sous l’eau de la baignoire. L’épi de maïs n’est plus là. Le petit garçon de l’homme au front luisant pleure car je venais de tremper mon doigt dans son cornet de glace. « Effronté de gosse ! ». Je regarde les lattes vertes du banc que ma main gauche gercée touche encore. Mon livre épaissi de plusieurs roubles a disparu.