Lorsque les pensionnaires atteignaient l’âge de seize ans ils avaient le droit à quelques heures de quartier libre deux fois la semaine. Il leur était permis de sortir en ville. La tutrice en chef donnait à chacun cinquante roubles qu’il pouvait utiliser comme bon lui semblait.
Quand j’atteins l’âge requis je fus évidemment ravi. Quelle aubaine. Quatre autres camarades étaient déjà concernés par ces évasions récréatives. L’équipe de l’établissement nous accordait sa confiance. Rétrospectivement j’ai réalisé que c’était une manière de nous responsabiliser en nous octroyant une relative autonomie et en nous laissant gérer une poignée de pièces.
J’aimais bien profiter seul, en pleine semaine, de ces échappées. Le samedi le centre-ville était trop animé. Le jeudi par exemple, les rues étaient désertes et les gens encore au travail. En de telles circonstances je parvenais davantage à me détacher du réel. Il y a quelque chose de grisant dans une ville silencieuse, esseulée au début d’un après-midi d’hiver. On ne peut toutefois jamais être complètement seul. Les bourrasques de vent glacial chargées de cristaux de neige arrachés au sol griffaient moins ma joue tachée que le regard plein de curiosité maladroite ne fût-ce que d’un seul passant me croisant.
Je compris rapidement où je devais aller. Il me fallait un lieu pour rêver. Il me fallait un lieu pour me transporter en dehors de l’ennui et de la monotonie des journées à l’orphelinat, à l’intérieur et autour duquel j’avais déjà passé huit longues années. J’avais doublé en âge depuis mon arrivée. Je m’efforçai à trouver un lieu qui m’eût extirpé de ma condition et du peu de perspectives que semblait offrir ma vie. Il y avait là l’opportunité de m’oublier un peu enfin.
Je me souviens parfaitement du jour. C’était un mardi, la semaine qui précédait le printemps. J’avais coupé par les champs. L’herbe craquait encore sous les pieds même en journée mais la douceur de l’air, comme une promesse, nous parviendrait bientôt depuis l’Europe. Un air chargé d’espoir et de liberté.
Je donnai dix roubles au guichet et franchis pour la première fois les portes au dos de velours pourpre. Dans le sas le son étouffé des pas et les derniers échanges discrets des spectateurs m’enveloppaient. Ils donnaient l’impression d’entrer dans une dimension bienveillante, pleine d’une chaleur maternelle. Le sol et les murs, couverts d’une moquette mouchetée, étaient aux antipodes de ce que pouvait offrir le hall de l’orphelinat. En cet instant pas de carrelage froid où chaque pas, chaque mot ricoche partout à la fois, finissant en un écho inintelligible.
Je baissai le strapontin de mon siège. Je suis sûr que mes yeux grand ouvert sur un écran encore noir brillaient de la félicité difficilement dissimulable des premières fois. Quelqu’un assis devant moi se chuchotait à lui-même, dans une inquiétude disproportionnée : « J’espère que je ne vais pas m’endormir ». Loin dans mon dos, une jeune femme pleurait discrètement. Je l’entendais manipuler un paquet de mouchoirs encore neuf. Le film n’avait pas alors débuté. Quelles circonstances l’avaient amenée ici ?
Dans cette salle obscure je ne pouvais être vu. Ma tache n'existait plus. Quel film allais-je voir ? Je n’avais même pas regardé les affiches sur la devanture du bâtiment. Je n’y avais guère prêté attention en demandant mon ticket. J’avais juste demandé une place. Une place pour m’oublier. Peut-être était-ce ce que ma bouche avait prononcé au guichetier : « Une place pour M’oublier, pajalousta ».
En sortant, le froid me piqua les joues et me sortit de ma rêverie. Dans un grand manteau de laine vert la jeune femme qui avait pleuré quelques rangées derrière moi me dépassa et me sourit. Le film l’avait visiblement débarrassée de son chagrin. Elle allait mieux. Moi aussi. On m’avait souri. Ne restait plus dans l’air glacé que l’effluve d’un parfum, semblable à l’écume blanche que les avions laissent dans le ciel.