Nous sommes le samedi 29 septembre 2012. Ce jour-là je quitte Rennes pour me rendre à la Bourse-exposition internationale d'insectes à Juvisy dans la banlieue parisienne. Quel samedi ce sera. Jamais je n'aurais pu imaginer ce que j'allais vivre.
Mise en garde : le fourmillement de détails contenu dans ce récit peut engendrer un haut degré de représentation visuelle des faits voire un intérêt total pour les évènements relatés. Ni l'auteur et ni tumblr ne pourront être tenus pour responsables des répercutions sur la pensée et/ou l'humeur des lecteurs.
Le caractère improbable de cette journée commença dès le trajet en bus depuis mon appartement. Madeline, une fille de ma promo, était montée quelques arrêts après le mien alors que je discutais avec la conductrice du bus. Elle prenait aussi le train de 08h03, pour se rendre au Mans et ensuite atteindre le petit village de La Loupe. La conversation fut pleine d'entrain je dois dire. Parmi les anecdotes échangées, elle m'apprit tout en rigolade qu'elle avait frôlé l'asphyxie en s'étant endormie tandis que ses pâtes étaient en train de cuire ; elle s'était réveillée le lendemain matin dans une épaisse fumée. Dieu soit loué, sa poule domestique s'en était aussi sortie.
Après avoir grimpé dans nos wagons respectifs et s'être souhaités un bon weekend, j'entrepris une petite sieste, installé confortablement dans la place qui m'avait été attribuée. La suite du trajet allait devenir étonnante.
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Il faisait froid dehors quand elle est montée, à Laval ; la preuve en était qu'un épais brouillard flottait sur les champs bien auparavant déjà. Elle frottait ses mains bien en évidence, peut-être pour volontairement montrer leur état. Les doigts étaient blancs-jaunes. Je lui lançai : "Ça fait un peu maladie de Raynaud !". Et c'était cela. C'était une femme qui devait avoir dans les 65 ans...Le dialogue s'instaura d'emblée. Elle me raconta qu'une fois ses doigts étaient devenus noirs, ce pendant plus d'une semaine. Elle avait soulevé un objet lourd, une sculpture je crois, ce qui lui avait coupé la circulation sanguine. Je lui demandai pourquoi elle n'avait pas eu le réflexe d'aller aux urgences : elle n'aimait pas l'endroit et c'était bien le dernier lieu où elle aurait voulu se rendre. Une amie lui avait alors appliquée un cataplasme à base d'argile. Le résultat fut spectaculaire, deux jours plus tard ses doigts à nouveau irrigués et enrichis par les minéraux qui avaient pénétré avaient retrouvé leur couleur originelle. Elle me dit que si une telle chose m'arrivait un jour (je lui avais parlé de mon histoire d'orteils blancs devenus insensibles à cause du froid, symptôme que j'avais contracté en février dernier après une interminable séance d'un club photo dans des combles non isolés), si cela devait m'arriver, j'aurais tout intérêt à employer ce remède miracle.
Le premier contact avec cette femme fut physique, tout à fait banal. Je somnolais depuis le départ du train, à cause de la petite nuit et du réveil très matinal que j'avais subi. Elle tapota mon épaule : "Ma place est à côté de la vôtre". Et ce fut le début d'une conversation enrichissante.
En 1965, à l'âge de 17 ans, elle entra aux Beaux-Arts. Depuis plusieurs années maintenant, elle sculptait et enseignait aux amateurs et confirmés. Elle me dévoila que son mari, peintre, donna un jour un coup de couteau à son oeuvre car il n'était pas satisfait. Elle avait récupéré sa toile, réparé l'entaille et lui avait redonné en lui disant qu'il ne devait pas détruire ses erreurs. Elle me dit qu'une fois, elle était partie à New York avec sa fille. Elle pensait être oppressée par les hauts buildings, mais la largeur bien conçue des avenues ne lui avait pas fait ressentir un tel mal-être. 
Jeune mariée, elle avait testé la photo, mais la patience et la rigueur dont il fallait user ne lui convenait pas. Elle voulait photographier instantanément, sans démarche intellectuelle vis-à-vis des réglages de l'appareil. Elle avoua qu'elle fonctionnait et fonctionne toujours d'ailleurs, plus avec ses tripes qu'avec sa tête. "Tout se passe là", montre-t-elle, sa main posée sur son estomac. Cependant, je parvins à la réconcilier avec cet art. Je lui ai donné le courage de reprendre en lui expliquant l'automatisation des reflexs d'aujourd'hui et les avantages du numérique. Je fis aussi un topo sur les grands paramètres : ouverture, sensibilité, vitesse d'obturation, ce qui lui permit de trouver une réponse à une question qui l’obnubilait. Elle se demandait comment un photographe pouvait faire pour obtenir des traînées floues derrière des gens en marche, retranscrivant leur vitesse de déplacement, alors que tout le reste de la photo restait net.
Le temps défilait. Elle précisa que là où elle faisait cours, l'atelier donnait sur un jardin ouvert, minimisant le sentiment d'oppression et par la même favorisant l'inspiration. Elle m'expliqua que ses oeuvres consistaient en un travail sur l'épuration, la simplification de la représentation en somme. Nous nous sommes intéressés sincèrement à l'autre. Je la trouvais intéressante, elle a dû penser la même chose à mon égard.
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10h22 : arrivée sur Paris. Je remontai le quai et empruntai les labyrinthes d'escaliers et d'escalators sans avoir le temps de m'émerveiller pour le lieu. Je reconnaissais bien là la frénésie de la vie parisienne. Dans les galeries du métro, un homme noir tapotait sur un énorme xylophone rudimentaire en esquissant un sourire béat provoqué par le plaisir de jouer. Plus loin, sur une autre ligne, un accordéoniste étranger à la barbe grise s'en donnait à coeur joie.
  Vers midi, après un trajet en RER et un périple incertain à pied pour trouver le lieu de l'exposition, j'arrivai enfin sur place. L'odeur caractéristique de l'insecte desséché emplissait le gymnase. Cela laissait entrevoir la quantité d'individus en vente. Je déambulai un temps certain, impressionné par la diversité des stands et l'hétéroclisme des collections.
Dicté par les gargouillis de mon ventre, je sortis manger. On m'appliqua un tampon en forme de papillon sur le dos de la main pour permettre mon retour ultérieur. Dans une rue piétonne non loin du gymnase, je trouvai un grec tenu par...des Turcs. Dans la salle, une télé diffusait un téléfilm de leur pays. Je fus déçu par les toilettes, classiques comme on en fait des millions dans le monde. Je m'attendais à plus d'authenticité. Aucune importance, le sandwich était excellent.
  De retour au salon, j'entrepris alors mes achats après m'être fait une idée générale de ce que proposaient les stands. J'achetai un papillon à une mamie Tchèque. Un de ses yeux était abîmé, aux pourtours rouges. Je lui montrai le papillon que j'avais repéré. Elle le retira. J'essayai de lui faire comprendre que je désirais une boîte où je pouvais le mettre. Dialogue de sourd, elle ne parlait ni le français ni l'anglais. Tout en essayant de lui expliquer si elle connaissait la date de récolte en lui écrivant la date d'aujourd'hui, un blanc s'en suivit. Elle remit le papillon à sa place, ce que je ne compris pas. Je lui dis que je voulais vraiment lui acheter. "Combien ?", mimai-je. Je la vis chercher sur son établi sans cerner ce qu'elle avait bien en tête. Elle trouva un stylo. 7€+2€ avec la boîte, prix qu'elle porta sur un papier car elle les énumérait oralement sans que je les comprenne.
Puis quelques achats encore, quelques poignées de main. Un regard sur ma montre. Il est temps de me retirer.
Au terme de la journée, alors que je débarquais dans le hall de la gare Montparnasse, j'entendis une mélodie de piano résonner. Mes pieds avancèrent pour trouver la source du son. Il était là, noir, planté au beau milieu de nulle part, avec rien d'autre autour que des dalles de marbre froid. Rien, pas tout à fait. Une queue d'une demie-douzaine de personnes où chacun attendait son tours s'était formée. Sur le piano figurait une pancarte : "À vous de jouer". La SNCF mettait le piano de marque Kawai gracieusement à disposition de qui voulait bien s'y frotter. Quelle idée brillante ! L'expression à porter de tous. Artistes et auditoire éphémères. Malheureusement les gens environnants traçaient comme des comètes, ne prêtant gare au spectacle qui s'offrait là sous leurs yeux. L'urgence rend l'homme imperméable à ces moments improvisés et improbables. Puis vint le tour de deux jeunes gens, l'un déjà assis devant le clavier tandis que l'autre s'était installé devant son pupitre, une clarinette dans les mains. Ils jouèrent la même mélodie, tantôt ensemble, tantôt chacun octroyant à son binôme un solo. Mon train partait dans 12 minutes. Ils finirent. La petite foule amassée applaudit de ses mains timides. Je m'éloignai. Ce fut un moment singulier.
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Le bus, le train, le métro, le RER (diable ! il ne manquait plus que l'avion), la foule, tous eurent raison de moi. De six heures du matin à onze heures du soir, je dus rester constamment attentif, l'esprit aux aguets, afin de ne pas me tromper dans mon itinéraire. Ne pas traîner non plus, pour ne pas me mettre en retard. Pas de délectation des endroits traversés possible.
Et la bourse entomologique...Tous ces stands, tous ces insectes morts, vivants, arborant des formes et des couleurs toutes aussi folles les unes que les autres, tous ces bouquins, tout ce matériel, tous ces gens, anglais, allemands, tchèques, italiens. Cette overdose de tout, cette excitation aussi devant les choix infinis qui s'offraient à moi firent entrer mon cerveau en ébullition. Je ne savais plus où donner de la tête. Du moins en ce moment je sais où je donne de la tête : poser les évènements de cette journée à plat sur une feuille. Je suis en train d'écrire dans le train. Des mals au coeur successifs dus à la fixation d'une feuille dans ce transport haute vitesse m'obligent à faire des pauses dans l'écriture.
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21h47. J'arrive à Rennes. Une vraie loque. J'ai le regard vitreux typique de la fatigue. Tout m'indiffère, sauf peut-être l'intérieur de la gare avec ses enchevêtrements d'escalators, ses panneaux, le verre et le squelette métallique de l'architecture. Il y a aussi cette grosse horloge qui surplombe la devanture du bâtiment. Il fait sombre. Dans la rue, j'intercepte un couple de quinquagénaires. Je leur demande où se situe les Champs Blancs euh...Libres. J'ai les cheveux ébouriffés à me les avoir triturés pendant mon exercice de rédaction dans le train. J'ai des petits yeux et une canette de jus d'orange à la main. Le mari la scrute sans pouvoir en deviner le contenu. Je crois qu'il me croit soûl.
Crevé pour crevé, mes pas me mènent sur l'esplanade Charles de Gaulle, où une étrange structure a élu domicile. Un cube d'une quinzaine de mètres de côté, d'où s'échappe de la musique électronique très robotique, futuriste, quasi clinique, s'érige. En supplément, le cube, aux murs faits d'une toile blanche, est illuminé de l'intérieur par des jeux de diodes rouges et blanches. Des motifs en forme de chevrons simples apparaissent furtivement. En faisant le tour, une petite entrée permet d'entrevoir le coeur de la structure, où j'aperçois des gens accroupis par terre fixer les murs internes rythmés par les scintillements lumineux. Je fais la queue. La séance en cours se termine. Autant tester. Je me laisse entrer machinalement. Tout le monde s'installe. Ça commence. Une voix de synthèse type Siri émerge de toute part et part sur un délire admettant que les quelques diodes blanches qui s'allument à la queue-leu-leu sont des fourmis. Elles se déplacent. Elles rencontrent des ennemis "diodes rouges". La voix, tantôt féminine tantôt masculine, est entrecoupée de courts interludes musicaux où photodiodes et musique sont synchrones. Les voix artificielles nous apprennent que « les fourmis aiment le chocolat, 79% laissant l'aluminium. La Reine est élue pour 4 ans. Elle a la tête carrée pour faciliter le rangement. En 10 ans, 1000 fourmis sont mortes de froid. Les fourmis. Les fourmis. » Fin. Tout le monde sort, dubitatif après avoir assisté à ce trip totalement assumé.
23h. Plus rien ne m'étonne. Dans le bus, un homme bourré miaule à vive "voix". Un bébé, en pleurs, l'accompagne. Étrangement, les deux sons se ressemblent.
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Laissez-moi revenir sur le personnage marquant de cette journée. Cette femme que j'ai rencontrée dans le train le matin. Je sais que je ne la reverrai jamais. Elle ne me reverra jamais non plus. Je suis certain que dans quelques années je me surprendrai à penser à elle et à ce qu'elle a bien pu devenir. J'espère qu'elle se posera la même question. Comment des rencontres ponctuelles et uniques peuvent-elles engendrer un si grand nombre de pensées et de souvenirs ? Et bien nous avons parlé. Beaucoup. Nous nous sommes retrouvés dans certaines valeurs et certains intérêts. Nous avons parlé des choses les moins futiles qui soient et que l'on a tendance à déblatérer dans ce genre de situation ("Il va faire beau aujourd'hui..." ; "Où allez-vous ?" ; "Vous prenez souvent le train ?"). 
Pour sûr elle ne prenait pas souvent le train. L'arrivée du contrôleur restera certainement un souvenir amer. Elle avait oublié de renouveler sa carte senior, périmée depuis 20 jours. 25€ d'amende. 25€ d'amende...avec le sourire.
Ce fut une très belle rencontre. L'art faisait le pont entre nos deux vies, même s'il prenait une forme différente pour chacun. On parla sculpture et photo bien sûr, et puis opportunités dans la vie. Il y a d'ailleurs quelques phrases clés que je retiendrai : "Vivre sa passion" ; "Si une porte se ferme c'est qu'il y en a une autre qui devait s'ouvrir, les choses ne se font pas par hasard" ; "Si on rate quelque chose c'est parce que c'était écrit, il y a une raison." Quand je lui ai dit que je faisais de la photo, elle me révéla être admirative de cet art. Après lui avoir énuméré de bons arguments en faveur des appareils actuels, elle pense du coup s'inscrire dans une association. Refusant l'oisiveté, elle a précisé vouloir garder un minimum d'activité professionnelle, bénévole et artistique. J'espère qu'elle ne s'ennuiera pas à la retraite, car selon sa pensée si on ne fait plus rien, du moins notre passion, on cesse d'exister. On s'est dit au revoir à la sortie de la gare. Cette femme s'était assise à coté de moi. Elle s'appelait Annie.
À cette dame, aux passants qui m'ont aidé à trouver mon chemin, aux vendeurs et spécialistes passionnés, aux pianistes et autres musiciens souterrains.
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